Je me vois comme un condamné aux galères
Que l’éloignement a malgré lui mis aux fers,
Le privant du plaisir de revoir ses amis
Tant que souffle l’esprit dans un souffle de vie.

L’absence m’a brûlé d’un feu ardent au coeur
Et, à chaudes larmes, j’ai pleuré de douleur.
J’étais la cible de ses flèches meurtrières
Dont j’endurais le plus douloureux des calvaires,

Elle m’a dévêtu de l’habit de patience
Et revêtu de la tenue de déchéance.
L’état évanescent, source de mes soupirs,
Se changeait en sursauts qui me faisaient frémir,

Tel un lâche qui évite tous les périls,
Pour ne pas s’exposer aux ris les plus subtils ,
Laissant ainsi l’esprit perplexe et consterné
Et le corps livré aux supplices des damnés.

Chaque nuit, je scrute le fond de ma conscience
Et me plains de subir cette dure sentence.
Je suis mal à l’aise au moment de dormir,
Ne pouvant fermer l’oeil, l’esprit tout en délire.

Les peines se bousculent autour de mon coeur;
Des soupirs s’exhalent de mon for intérieur.
Harcelé de chagrin, mes nerfs me font trembler;
L’affliction m’étouffe, ma patience est troublée.

Malheur à moi lorsque les coups du sort m’assaillent.
Vont-ils m’abriter de la mort, vaille que vaille?
Tel est mon état d’âme dans cette contrée
Où, par ma présence, le ciel se sent outré.

J’ai la nausée à la seule pensée d’y vivre
Par un temps gris marqué par le gel et le givre.
Je n’y ai point d’amis dont la fidélité
Est appréciée de loin comme à proximité.

Je n’y compte non plus aucun vrai confident
A qui faire part de mes voeux les plus ardents.
Je ne vois parmi eux pas un alter ego
Qui de lui-même me prête aide tout de go.

Mon séjour à “Londres” rappelle étrangement
Jésus parmi les Juifs dans l’Ancien Testament.(1)
Dieu n’y a installé aucun esprit aimable
Pour subir des Thamuds le supplice exécrable.

Mais, ce qui m’a le plus profondément touché,
C’est, pour échanger des vers, d’en être empêché,
Quand jeunesse passe à une vitesse éclair,
Et que le temps des plaisirs s’envole dans l’air,

Quand je me rappelle les cercles littéraires
Où l’on me louait pour mon amitié sincère.
Où sont les amis que ma muse émerveillait
Qu’enchantaient mes vers de lyrisme émaillés?

Où sont passés M’hamed et son frère Jaâfar,
Ces deux constellations, fines fleurs des plus rares,
Qui étaient pour moi de crédibles références,
Surtout en linguistique, leur lieu de compétence?

Ils passaient pour de preux cavaliers, excellaient
En prose comme en vers dans l’art de bien parler.
Ils ont grandi dans un milieu de noblesse,
Où ils ont acquis un juste esprit de sagesse.

Ils étaient fidèles à leur noble ascendance,
Dont “Tarif” et “Talid” étaient fiers de naissance.
Leur esprit a été formé par le savoir
Légué à ses enfants comme un titre de gloire

Par “Ahmed Naciri”, étoile de son temps,
Auquel faisait appel tout esprit hésitant.
Il l”arrosait avec des coupes bien pleines
De textes prescrivant récompenses et peines.

Il avait l’art dans sa façon d’argumenter
De choisir des sujets très bien documentés.
Il approfondissait toutes ses thématiques
En les enjolivant de fleurs de rhétorique.

Sa mémoire sera appelée à durer
Au moment où l’oubli tombe comme un arrêt.
Ses qualités seront citées comme exemplaires
Que nul poète ne saurait exprimer en vers,

Il est parti laissant son oeuvre entre les mains
De flambeaux résolus d’emprunter son chemin,
Grâce à l’inépuisable puits de connaissances
Héritées de cet abîme incontesté des sciences.

Ils sont trois à être dotés de qualités,
A se prévaloir d’être épris de liberté,
De pudeur, de décence et de chasteté,
Fiers, dotés de patience et pleins de dignité.

Par leurs trainées lumineuses ils donnent l’air
De comètes tournant autour de l’univers.
Ils sont nés pour faire face aux plus grands défis,
Si, par les temps qui courent, au bon sens l’on se fie.

Mais, le destin en a décidé autrement,
Préférant les sots et les mauvais garnements.
On ne doit ni être surpris ni s’étonner
S’ils sont rémunérés par la menue monnaie.

(1) L’auteur a emprunté cette image d’un vers d’Almoutanabbi (915-965) qui, lui aussi s’était plaint de son séjour forcé dans la localité de Nakhla (remplacée ici par la ville de Londres).

Le poème placé sous ce titre est daté du 12 janvier 1928. Il a été envoyé de Londres où résidait le poète Abderrahman Hajji à deux de ses meilleurs amis au Maroc, les frères M’hammed et Jaâfar Naciri. L’auteur l’a accompagné d’une présentation introductive dont ci-dessous le texte intégral.

Mes chers frères, étoiles lumineuses et constellations flamboyantes, les sieurs M’hammed et Jaâfar Naciri, je vous adresse le salut de quelqu’un resté fidèle à l’amitié qu’il vous porte, désireux de se réjouir de votre affable avenant, soupirant après le moment où il aura le bonheur de vous rencontrer et qui demande à Dieu de répandre sur vous ses grâces apparentes et occultes, de vous renouveler l’habit de sa divine providence, comme il a créé la bonne étoile et fait émerger le soleil sur l’univers.

Ceci étant, je voudrais tout d’abord porter à votre aimable attention que je suis toujours dans l’attente de votre réponse à la lettre que j’ai chargé mon frère Mohammed de vous remettre en mains propres lors de la visite qu’il comptait vous rendre à l’occasion de son dernier périple au Maroc. Il ne vous échappe pas que depuis le jour de son départ je vis dépaysé et totalement isolé, dans un état dépressif tel que je suis resté cloîtré là où j’habite, prenant exemple sur l’adage qui dit: “Loue ta destinée et calme-toi”.Je me suis confiné entre mes quatre murs pour consacrar tout mon temps à lire et à prendre des notes. Voilà tout ce qui était en mon pouvoir de faire, et rien d’autre.

Si tu ne parviens pas au bout de tant d’efforts
A réaliser la tâche objet de tes remords,
Mieux vaut l’abandonner au profit d’autres tâches
Qui répondraient bien mieux à l’esprit de relâche.

Puis, le sursaut du souvenir, pareil à une mer agitée, et le désir ardent d’être parmi vous, joint à l’action mordante qu’il exerce sur moi , se sont emparés de mon esprit et m’ont poussé à vous renouveler la description de mon état d’âme en vers. J’ai alors donné libre cours à mon inspiration, d’ordinaire cupide et ladre, – comme à l’avare auquel on demande d’être généreux – et elle s’est mise à jaillir après avoir été enfouie dans un sol aride, ce qui prouve que l’eau douce peut sortir de sources rocailleuses. Et c’est ainsi que ma plume a pris sous sa dictée le poème ci-après qui chante l’hymne de notre indéfectible amitié.