Abderrahman Hajji 1901 – 1965

Né le 6 avril 1901 à Salé (Maroc), Abderrahman Hajji est l’aîné d’une famille de six enfants, dont le père, Ahmed Hajji, une des grandes notabilités de la ville et commerçant de son état, descend de la lignée du premier grand’père connu de cette famille, du nom d’Ahmed Hajji lui aussi, qui s’était établi dans cette contrée dès le début du XVIII ème siècle.

Au cours des études qu’il a suivies avec beaucoup d’assiduité dans les cercles littéraires qui étaient animés à l’époque par le savant émérite, Cheikh Chouaib Doukkali, le jeune Abderrahman Hajji préférait de loin les cours où étaient enseignées les disciplines littéraires et linguistiques à ceux consacrés à la chariâ et à la philosophie du droit musulman qui ne s’accordaient que peu ou prou avec son état d’esprit et pour lesquelles il ne s’intéressait pas outre mesure.

Son goût pour la poésie et la langue arabe s’est très tôt développé chez lui, si bien que, lorsqu’il s’est inscrit à l’université de la Karawiyine à Fès, il s’est découvert un talent de poète et s’est mis à composer des vers où il accordait un intérêt particulier aux amitiés littéraires et artistiques.

C’était aussi la période où la guerre du Rif battait son plein. Il prit fait et cause pour la révolution rifaine, et sa production littéraire à cette époque, dont une partie a été publiée en 1929 dans un ouvrage collectif édité par Mohamed Abbas Elkabbaj, était marquée d’une part par des poèmes épiques exaltant l’héroisme d’Abdelkrim Khattabi et la vaillance de ses combattants et, d’autre part, par des poèmes où il traîtait de certaines amours particulières qui avaient accompagné sa jeunesse.

Au début du siècle écoulé, la littérature marocaine était dominée par le style d’écriture des documents juridiques et autres correspondances officielles, établis par les jurisconsultes et les fonctionnaires du Makhzen.

La poésie, pour sa part, était considérée comme un art mineur. Les poèmes qui nous ont été légués par les auteurs de cette période étaient ou bien une sorte de prose versifiée traîtant, entre autres, de sujets religieux ou linguistiques, ou bien de pseudo poèmes apologétiques adressés à des personnalités influentes, riches de préférence, afin d’obtenir d’elles, en contrepartie, une récompense matérielle.

Mais, pour Abderrahman Hajji, l’art auquel il aspirait était loin de cette poésie rimée de façon artificielle, que ses auteurs s’efforçaient de composer en essayant de suivre les règles traditionnelles extrêmement compliquées de la versification arabe. Il voyait au contraire dans la poésie un engagement affectif et psychique par rapport à ceux qui l’exercent et au public auquel elle s’adresse. Il estimait que la poésie ne saurait se limiter au rôle subalterne dans lequel elle a été confinée, mais embrassait un domaine beaucoup plus large en ce sens qu’il lui appartenait de restituer les sensations et les émotions que le poète ressentait dans son for intérieur avant de les traduire dans un texte en vers destiné à toucher le coeur et à rendre sensible le sentiment esthétique de l’art poétique. Il accordait donc autant d’importance aux idées et au choix des modes d’expression qu’à la succession et à l’harmonie de leur agencement.

Devant l’absence totale de journaux et d’ouvrages en langue arabe dans les librairies et les kiosques à journaux, il importait du Proche et du Moyen Orient les recueils de poèmes des auteurs anciens ainsi que les nouvelles publications au fur et à mesure de leur parution et suivait attentivement les commentaires de la critique littéraire dans les revues et les grands titres de la presse arabe.

Aussi, à la veille de son départ en septembre 1927 pour l’Angleterre où son père le destinait à faire du commerce, avait-il une connaissance approfondie, non pas des techniques du métier qu’il était censé exercer dans la capitale britannique, mais du mouvement littéraire moderne au Moyen-Orient et disposait d’une parfaite maîtrise de la langue et de la littérature arabes, après avoir exercé sa plume à composer des écrits inspirés de l’oeuvre créatrice des poètes de la renaissance arabe du début du siècle.

A Londres, c’était le calvaire. Il ne cessait de se lamenter et de déplorer l’absence de ses amis hommes de lettres dont il espérait recevoir un mot auquel il s’empressait de répondre à titre individuel ou collectif en adressant aux uns et aux autres des poèmes parmi les plus beaux de sa production poétique qu’il faisait accompagner d’une présentation en prose du plus pur style des auteurs de la période abbasside. Ses poèmes londoniens, empreints d’accents exaltés et d’envolées lyriques, lui ont valu d’être considéré par ses contemporains ainsi que par la critique littéraire comme le poète de la modernité qui a le plus marqué la littérature marocaine à l’aube de sa renaissance.

A son retour de Londres, il a participé avec la jeunesse militante de Salé au vaste mouvement de protestation contre le dahir berbère du 16 mai 1930. Il a décrit les principales péripéties de cet évènement dans plusieurs poèmes consacrés à la période coloniale, où il a fustigé la politique de pénétration de la langue de l’occupant en milieu marocain, au détriment de l’arabe, qui est sa langue nationale et critiqué les fausses promesses, la pratique des expropriations systématiques, le servage abusif et autres “bienfaits” de la colonisation.

Au lendemain de l’indépendance, il nourrissait l’espoir de voir le Maroc nouveau s’engager dans la voie du progrès et de la mobilisation de toutes ses énergies et ses ressources humaines pour sortir de l’état de sous-développement dans lequel il se trouvait. Les poèmes qu’il a composés au cours de cette période étaient pour la plupart adressés au Roi Mohamed V, lui prodiguant des conseils, le mettant en garde contre ses détracteurs et l’assurant de l’attachement indéfectible du peuple marocain au trône de ses ancêtres. D’autres poèmes sont également à porter à l’actif de cette période, dont les plus importants sont le panégyrique qu’il a dédié au poète irakien Reda Chabibi et les poèmes où il a fait l’éloge du grand homme de lettres égyptien Taha Hussein et du poète libanais émigré aux Etats Unis d’Amérique, Ilya Abou Madiy.

Au début des années 60, il entâme une nouvelle série de poèmes où il constate que le pays est en train d’aller à la dérive, avec un exécutif qui abuse de son pouvoir, un appareil administratif corrompu, un système représentatif soumis à des manipulations frauduleuses qui en faussent complètement les données et une justice qui ne juge pas toujours les affaires qui lui sont soumises en fonction des critères de l’équité.

Le recueil de poèmes d’Abderrahman Hajji s’est fait l’écho de tous ces problèmes et a, par ailleurs, mis l’accent sur le niveau de l’enseignement qui ne cesse de se dégrader, dénoncé les programmes lamentables proposés au public par les moyens audio visuels et le niveau relativement médiocre de la presse marocaine, stigmatisé les luttes intestines que se livraient les partis politiques et les organisations syndicales, sans négliger les problèmes de santé, d’environnement et de bien d’autres secteurs d’activités en rapport avec les questions sociales notamment, dont il serait fastidieux de donner ici une énumération complète.

En 1961, Il a dû se faire amputer de la jambe gauche des suites d’un diabète chronique qui l’avait obligé de suivre une médication et un régime alimentaire des plus sévères pendant près de trente ans, ce qui l’a condamné à s’aliter jusqu’à la fin de sa vie.

Il a mis à profit l’état de son isolement pour méditer sur les maladies qui rongeaient le corps social. Puis, il s’est engagé dans la bataille politique, accueillant avec enthousiasme la décision de doter le pays d’un régime de monarchie constitutionnelle, mais il a dû vite rabattre de ses espérances lorsque le projet de constitution a été élaboré en dehors de la volonté populaire pour être ensuite soumis à un referendum dont personne, après les expériences électorales précédentes, ne doutait qu’il allait être adopté par un “oui franc et massif”. Aussi, à l’inverse des premiers poèmes où il débordait d’optimisme, les autres poèmes sur la constitution octroyée marquaient son desaccord total avec la voie choisie par le pouvoir, estimant que le pays avait besoin d’une véritable assise institutionnelle, non de nouvelles manoeuvres de la politique politicienne.

Il a consacré le restant de ses jours à dresser le bilan d’une vie où il avoue avoir commis une avalanche de péchés pour lesquels il sollicite le pardon du juge suprême. Ses derniers poèmes témoignaient d’un retour à la vie spirituelle et ont tous pour thèmes les enseignements de l’Islam.

Il rendit l’âme le 29 avril 1965 et son corps fut inhumé dans sa ville natale de Salé.

-– Raouf Hajji. 20 Juillet 2006.